Il y a vingt ans, qui souhaitait repenser son intérieur feuilletait les pages glacées de Elle Décoration ou d’Architectural Digest. Aujourd’hui, on peut toujours le faire, mais cette même personne peut tout aussi bien ouvrir son téléphone et parcourir des milliers d’images en quelques minutes. Au-delà du changement du support, ce basculement du papier vers l’écran a aussi apporté son lot de changements dans la manière dont les tendances décoratiques naissent. Dans la manière dont elles se propagent aussi, et finissent par façonner nos espaces de vie quotidiens.
Comment naissaient les tendances déco avant Internet ?
Avant l’ère numérique, les tendances décoratives avaient tendance à emprunter un parcours bien balisé, que les professionnels du secteur appellent parfois le circuit “descendant”. Par descendant, on entendait concrètement que les idées nouvelles partaient du sommet de la pyramide pour atteindre progressivement le grand public.
Des studios au grand public, quatre à cinq ans pouvaient s’écouler…
Le processus commençait dans les studios des designers et des architectes d’intérieur, bien souvent à Paris, Milan ou Londres. Ces têtes pensantes et créatives imaginaient de nouvelles formes, de nouveaux agencements, de nouvelles combinaisons de matériaux.
Leurs propositions étaient ensuite présentées lors de salons professionnels comme Maison & Objet à Paris ou l’emblématique Salone del Mobile à Milan (le plus grand salon mondial du meuble et du design). Ces événements fonctionnaient comme des chambres de validation où acheteurs, journalistes et professionnels décidaient, collectivement, de ce qui méritait attention.
Les magazines spécialisés prenaient alors le relais. Leurs rédacteurs sélectionnaient les tendances jugées pertinentes et les présentaient à leurs lecteurs sous forme de reportages photographiques et de conseils pratiques. Ce n’est qu’à cette étape que le grand public découvrait les nouvelles orientations stylistiques.
On schématise bien entendu, mais retenons que l’ensemble de ce circuit prenait tout de même plusieurs années d’un bout à l’autre. Une idée née dans un studio milanais en 2005 pouvait atteindre les intérieurs français vers 2008 ou 2009… Cette lenteur toute relative présentait un avantage notable : elle laissait le temps de la maturation. Les tendances qui survivaient à ce long parcours avaient été filtrées, affinées, adaptées.
Le passage du physique au numérique, marqueur de l’époque
Cette époque était plus largement celle des expériences physiques, où chaque activité supposait un déplacement vers un lieu dédié. On pense par exemple aux jeux de hasard, qui supposaient qu’on pousse la porte d’un casino, ces établissements que l’on trouvait dans les stations balnéaires, les villes thermales ou les grandes métropoles, et où se côtoyaient machines à sous, tables de poker et roulettes.
Ces dernières années, le numérique a profondément modifié ce rapport aux lieux. Aujourd’hui, les casinos en ligne (des sites internet qui reproduisent l’ensemble des jeux d’un casino traditionnel, accessibles depuis un ordinateur ou un téléphone) permettent de participer à des mini-tournois de poker ou de faire tourner des machines à sous virtuelles sans quitter son salon.
Le joueur s’inscrit avec une adresse mail, dépose de l’argent et joue. Et après coup, s’il a la main heureuse à une table, l’option de retrait instantané des gains lui permet d’empocher très vite sa petite cagnotte rondement gagnée.
De la même manière, on peut désormais concevoir entièrement un projet de décoration depuis son canapé. Cette bascule vers le domestique constitue l’un des traits marquants de notre époque.
Quel rôle jouent les réseaux sociaux dans la décoration aujourd’hui ?
Les réseaux sociaux ont beaucoup changé cette mécanique en supprimant la plupart des intermédiaires. Désormais, une idée décorative peut passer d’un appartement anonyme aux écrans de millions de personnes en quelques jours seulement. Chaque plateforme joue toutefois un rôle différent dans cet écosystème.
Le succès de Pinterest
Pinterest (un site où les utilisateurs épinglent et classent des images pour constituer des tableaux d’inspiration thématiques) fonctionne comme un gigantesque moteur de recherche visuel. Lorsqu’une personne envisage de refaire sa cuisine ou sa chambre, elle y cherche des idées en tapant quelques mots-clés.
Les images les plus consultées et les plus enregistrées remontent naturellement dans les résultats. Cela crée ainsi des tendances par accumulation de préférences individuelles.
Le rôle d’Instagram dans la diffusion de tendances décoratives
Instagram (le réseau social de partage de photos) a quant à lui popularisé une esthétique particulière que certains professionnels qualifient d’intérieur “instagrammable”.
En clair, cela désigne des espaces pensés pour être photographiés et partagés : murs aux couleurs douces, objets disposés avec soin, lumière naturelle flatteuse. Cette logique a progressivement influencé les choix décoratifs bien au-delà des seuls utilisateurs du réseau.
Les formats vidéo, terrain de choix des créateurs en herbe
TikTok (l’application de vidéos courtes, particulièrement prisée des moins de trente ans) a introduit une dimension supplémentaire : la viralité éclair. Des micro-tendances de décoration y naissent et s’y propagent en quelques semaines, portées par des mots-clés spécifiques.
Le “cottagecore” célèbre ainsi une esthétique champêtre et rustique, le “grandmillennial” réhabilite le mobilier et les motifs que l’on associait aux intérieurs des grands-mères, tandis que le “cluttercore” assume l’accumulation d’objets en réaction au minimalisme dominant.
Cette nouvelle configuration a fait émerger des prescripteurs d’un genre inédit : les influenceurs déco. Ces créateurs de contenu, parfois professionnels du secteur et parfois simples passionnés, rassemblent des audiences considérables.
Certains comptes Instagram ou chaînes YouTube spécialisées comptent plusieurs millions d’abonnés ! Soit bien davantage que le lectorat des magazines traditionnels les plus établis.
Quels effets concrets sur nos intérieurs et sur l’industrie ?
Cette transformation numérique produit des effets contrastés qu’il convient d’examiner, et sans naïveté.
Trop de tendances peut noyer les tendances
Du côté des apports positifs, la démocratisation de l’inspiration apparaît comme le bénéfice le plus évident. N’importe qui peut désormais découvrir des styles venus du monde entier, du minimalisme japonais aux intérieurs colorés du Mexique, sans quitter son canapé.
Cette ouverture a également permis à des créateurs indépendants, artisans ou jeunes designers aux idées décalées, de trouver leur public sans passer par les circuits traditionnels de distribution.
Du côté des points de vigilance, plusieurs observateurs notent une accélération préoccupante des cycles. Une tendance décorative peut aujourd’hui paraître datée au bout de deux ou trois ans seulement, là où les générations précédentes conservaient le même style pendant une ou deux décennies.
Le sociologue allemand Hartmut Rosa, connu pour ses travaux sur l’accélération sociale, verrait sans doute dans ce phénomène une illustration supplémentaire de cette course permanente qui caractérise nos sociétés contemporaines.
Une homogénéisation irrépressible
Un autre effet régulièrement pointé concerne l’homogénéisation des intérieurs. Les algorithmes des réseaux sociaux tendent à promouvoir les contenus similaires à ceux que l’utilisateur a déjà appréciés, créant ainsi des bulles esthétiques.
Certains critiques parlent du syndrome de “l’appartement Airbnb” (du nom de la plateforme de location de logements entre particuliers) pour désigner ces intérieurs interchangeables que l’on retrouve de Lisbonne à Berlin : mêmes fauteuils en rotin, mêmes affiches minimalistes, mêmes plantes suspendues, etc.
Cette standardisation interroge notre rapport à l’habitat et aux lieux qui racontent notre société. Un intérieur reflète une personnalité, une histoire, des choix. Lorsque les mêmes images inspirent des millions de personnes simultanément, quelque chose de cette singularité risque de se perdre.
Le numérique offre un accès sans précédent à la diversité du monde, mais encore faut-il savoir s’en saisir pour cultiver sa propre voie plutôt que de suivre celle que les algorithmes tracent pour nous.



